Rapport sur la destruction de Battice lors de l’invasion Allemande, le IV août MCMXIV
Battice, le 21 juin 1919
Messieurs,
Avant de soumettre à votre jugement le récit des actes commis à Battice par les Allemands lors de leur entrée dans le village, je me permets d’attirer spécialement votre attention sur les deux points suivants :
1. Tous les faits relatés dans le rapport qui suivra furent, avant d’être rédigés, soumis à des enquêtes controversées qui toutes concordèrent avec les résultats acquis de prime-abord.
2. Chaque acte commis et dont on lira la description dans ce qui suivra a eu pour témoins oculaires des personnes de la localité qui sont prêtes à affirmer sous la foi du serment la véracité de leurs dires.
Maintenant, alors qu’il n’est pas en mon pouvoir de donner aux pages que vous allez lire un tant soit peu de verni littéraire, je me suis appliqué à conter le plus succinctement possible, et avec toute la prudence voulue, les journées dramatiques que Battice à traversées : un drame poignant, vécu et que je certifie empreint du réalisme le plus absolu. J’ai cru encore nécessaire, et j’espère que vous n’y verrez aucun inconvénient, de vous donner un petit aperçu de ce que Battice fut avant la tourmente, ainsi qu’un résumé des premières journées passées avec la botte germanique fauchant notre pavé.
Battice, Messieurs, qui par son étendue ceinture toute la Ville de Herve, est situé au croisement de deux chemins de grande communication, à savoir ceux de Verviers à Maestricht et d’Aix à Liège. La commune se compose de 3 sections : Bruyères, José et Battice, soit en tout 3190 habitants. C’est le point culminant du Plateau de Herve. Ses marchés et ses foires le voient florissant. Sa population est composée en grande partie de commerçants et de cultivateurs. Les bâtiments communaux, de constructions récentes, en relèvent l’éclat. Son vieux tilleul, dernier vestige du passé, décore sa grand- place.
Le 2 août 1914
Ainsi trouvons le village le dimanche 2 août 1914, date à laquelle commence à disparaître la tranquillité des habitants qui se voient réquisitionner leurs chevaux, vaches, porcs et autres produits. Ils sont perplexes quant à ce qui semble s’annoncer, et ils entrevoient que des événements d’une portée capitale sont peut-être à la veille de se produire.
Le 3 août 1914
Le 3 août à 21h, l’Administration Communale reçoit une dépêche du Général Leman, lui ordonnant d’abattre les arbres de grands routes et de creuser des tranchées. Cette nouvelle parvenue aux oreilles de la population plonge celle-ci dans la panique. La plupart se sauve vers les villes alentour, prairies et hameaux de la commune ; le dernier train vers Liège est bondé de réfugiés. A minuit, nous exécutons les ordres du Q.G. Le lendemain les trains ne circulent plus, des allemands expulsés retourneront vers Aix.
Le 4 août 1914
Une patrouille de lanciers traverse le village. Ils se rendent à Froidthier où une rencontre a dû se produire avec une automobile allemande. De retour chez nous à midi, ils tombent dans une embuscade et laissent trois de leurs blessés sur le pavé, dont le Maréchal de logis mortellement touché. En pleine charge, ils repassent essuyant une 2ème fusillade ; un 4ème belge tombe, un autre a son cheval tué sous lui, et ce n’est que grâce à la monture de son ami qu’il sort indemne de cette rencontre. Des habitants, voulant se porter peu après au secours des blessés, sont reçus à coups de feu. Une demi-heure n’est pas encore écoulée que déjà les premières patrouilles ennemies déboulent de plusieurs côtés à la fois, reconnaissent le village, et tirent à nouveau sur Mrs Deby et Fortemps qui conversent sur la route de la Minerie ; deuxième conflagration, mesquine cependant comparée aux autres que j’aurai l’honneur de vous décrire.
A 3 heures, les premiers Uhlans, précédant la première division d’armée commandée par le Général Von Emmich font leur entrée chez nous. Ils remettent aux Batticiens différentes proclamations, leur faisant connaître qu’ils étaient entrés en Belgique en amis. Ils promettent en outre de payer comptant et en or toutes les marchandises qu’ils solliciteraient. On a vu par la suite ce qu’il en était. Deux heures après, le cent soixante-cinquième d’Infanterie et le seizième régiment d’Artillerie. Leur installation en maître chez nous fut instantanée. Ils retinrent comme otages Messieurs Voisin (curé), Brouwers et Iserentant (échevin) ; ce dernier devait mourir tragiquement des mains de ces hordes. Leurs officiers exigèrent l’ouverture de toutes les maisons et enfoncèrent à coups de hache les portes des habitations que les propriétaires avaient cru prudent d’évacuer. Chez Mr Chandelle, un officier avise la servante de ce que Battice est menacé d’être brûlé et que pour elle et ses maîtres il est prudent de quitter la localité. A ce moment se trouvaient dans le village cinq à six habitants, et sans que l’on n’en ait jamais su la raison, ceux-ci furent arrêtés ; Charles Goorissen, Lallemand et Klompers furent ligotés instantanément et conduits dans le parc de Monsieur Charlier O., ainsi que Mrs Kerrens et Kool, vieillard de 74 ans.
Durant ces arrestations on put entendre Mr l’échevin Iserentant qu’un officier prussien malmenait, crier devant chaque maison et sur l’ordre de ce dernier, que quiconque se montrerait aux fenêtres, aux portes ou circulerait dans la rue serait fusillé : Monsieur Lejaer, Spauwen et Léonard, de retour chez eux, manquèrent d’être victimes de cette infâme proclamation, et ce ne fut que grâce à la connaissance de la langue germanique, que deux d’entre eux possédaient, qu’ils furent tirés de cette situation critique, non sans avoir essuyé maints coups de crosses et de baïonnettes. A 10h du soir, l’ordre arrive de continuer la marche en avant, ce qu’ils font en emmenant avec eux leurs otages. Leur tribunal, après jugement exécuté subito presto sans vouloir rien entendre des plaintes formulées et justifiées par Monsieur Kerrens en faveur de Goorissen, Lallemand et Klompers, on condamna ceux-ci à être fusillés séance tenante. Ce fut trois loques humaines, victimes innocentes, ne possédant plus qu’un souffle de vie tant on les avait déjà martyrisés qui tombèrent un holocauste du barbarisme prussien. Goorissen fut porté le crâne ouvert, les autres la figure en sang, devant la maison Christiane où un roulement de tambour annonçait l’exécution. Avant le crime, le commandant allemand crut bon de faire cette remarque à Mr Voison : « Voilà de quelle mort disparaissent les espions ». Messieurs Kerrens et Kool furent libérés. La bataille autour de Liège fait rage ; l’on perçoit distinctement le bruit du canon et le crépitement des combats d’infanterie ; parfois nos yeux purent contempler les obus des forts faisant trajectoire, fauchant sans répit l’Infanterie prussienne. Nos martyrs sont vengés !
Le 5 août 1914
Mercredi : les suites du premier échec allemand se font sentir devant Fléron. La route est bondée de fuyards et de blessés. Des caissons dépareillés gisent le long des rues. Nos ennemis implorent la pitié des habitants qui leur versent à boire et leur donnent à manger. Nos concitoyens pris comme otages sont de retour parmi nous, martyrisés, ayant dû, les mains liées derrière le dos, effectuer le parcours Battice-Herve d’où ils s’échappent. Monsieur le curé, jugeant sa présence nécessaire au milieu des quelques ouailles demeurées dans le village, reste parmi nous et rentre au presbytère. Là, sont installés en maîtres des officiers prussiens, entre autres un commandant qui affirme qu’aucun danger ne menace la population et l’autorise à inviter les réfugiés des alentours à réintégrer leur domicile. Ce qu’il crut prudent de ne pas annoncer. Monsieur Frenay, de Dison, venu en curieux pour se rendre compte des événements à Battice, fut tué près du cimetière par une sentinelle. Le restant de la journée ne fut troublé que par le bruit des colonnes d’ambulance retournant vers l’Allemagne.
Le 6 août 1914
Jeudi : tout notre être est plongé dans un état d’énervement et de tension indescriptibles. Les prussiens ont à notre égard une contenance sournoise et haineuse. Nous pénétrant de leur attitude, nous lisons en leur personne qu’une rage fermente. Nous nous en délectons, car nous en concluons que les défenseurs de la cité ardente doivent leur opposer une vaillante résistance, et l’espoir d’un refoulement général naît et grandit en nous. Hélas ! … Cette rage et leur soif de revanche, c’est sur notre jolie petite localité et sur les quelques habitants y restant qu’elles devaient être assouvies, après leur première et piteuse défaite. Ainsi les chefs allemands en décidèrent-ils sans doute, car ils ordonnèrent, sous le sempiternel prétexte de « Als gesschoven », le pillage et la mise à sac de Battice. Subitement, une fusillade éclate dans les rues, visant particulièrement, les fenêtres et toutes les ouvertures des habitations. Le teuton tire ! A coup de crosse et de hache, ils font voler en mille éclats fenêtres et vitrines, ils jettent des pastilles incendiaires qui donnent naissance à l’incendie ; si c’est nécessaire, de la paille et des fagots sont apportés par les barbares pour l’activer ; les maisons sont visitées de fond en comble, et nos concitoyens égorgés ou tués à bout portant dans leur propre demeure.
Une véritable chasse à l’homme commence. Chacun cherche son salut dans la fuite par les toits ou les fenêtres et essuie le jeu des fantassins allemands. On peut difficilement passer inaperçu. Jacques Halleux âgé de 25 ans, leur servant à boire, est tué raide mort aux pieds de sa fiancée. Mr Denoêl, caché derrière une souche de cheminée, reçoit plusieurs balles qui le blessent grièvement. Son fils ne doit son salut qu’en restant caché plus d’une heure dans le fond d’une corniche. Le feu prend une ampleur sans pareille. Les habitants faits prisonniers sont parqués dans une prairie, sous la surveillance de cruelles sentinelles. Un autre qui n’avait plus que quelques mètres à effectuer pour être hors danger, reçoit une balle qui lui fracasse le genou. Quelques jours après, il en mourra. A la ferme Hendrick, habitée par quatre personnes, tous frères et soeurs, Eugène et Alphonse sont tués ; leur soeur a la tête fendue et est brûlée sur un tas de fagots. Tandis qu’Anna, accompagnée d’une soeur de charité qui la soignait parvient à s’enfuir. Deux cents mètres plus loin, Mr Iserentant, sa femme, son oncle et une servante, sont retrouvés dans leur cave. L’autopsie révéla plusieurs blessures d’armes à feu. Au hameau de Nazareth, les boches frappent à la porte de l’exploitation de Mr Liégeois. Celui-ci ouvre. Une balle l’étend sur le pavé. Le sac et l’incendie s’ensuivent à Chesseroux. Mr Lecloux et sa soeur, deux vieillards rentrant chez eux pour donner à boire à leurs chevaux, sont pris, maltraités et fusillés à 10km de leur maison. J. Deliège, Hubert Detry et Ridelle, trouvés dans les mêmes conditions que ceux-là, furent arrêtés et, après mille souffrances que les annales de la cruauté envers l’humanité n’ont jamais enregistrées, ils furent conduits devant le peloton d’exécution qui mit un terme à leur martyr, le vendredi à 9h du matin.
Chez Henri Fortemps, 40 personnes réfugiées à la ferme sont obligées de sortir sous la menace du révolver. Parmi eux, les boches choisissent Mr Kevers, qui ira rejoindre Mr Lecloux et Beaujean déjà prisonniers. Quelques jours plus tard, on retrouvait les corps de ces derniers avec ceux de Mrs Midrolet, Ruwet et Xhauflaire près du passage à niveau. Au centre du village, leurs dignes comparses n’en jouaient pas de moins belles. Alors qu’ils pillent la maison habitée par Mme Vve Fuger et ses fils, ceux-ci sont faits prisonniers. Ils sont attelés à un landau et leur mère est placée sur le siège. Frappant de leur crosse et de leur jouet, ils se font conduire jusque Liège. Rue de la Station, Monsieur Malvaux, médecin vétérinaire est arrêté ; il est ensuite conduit route de Maestricht et fusillé avec sept habitants de Blegny.
La soif sanguinaire des boches n’a rien d’équivalent, tous les batticiens prisonniers sont conduits devant les pelotons d’exécution qui se trouvent aux quatre coins du village. Quand leur massacre devait s’accomplir dans les prairies environnantes, nos tortionnaires, par un raffinement de cruauté, obligeaient nos concitoyens à passer à travers la haie leurs poings qu’ils saisissaient pour tirer à eux leurs corps à travers l’épaisseur de la haie, leur déchirant la peau ou leur cassant les membres. Dans l’histoire des derniers siècles, je ne me souviens pas avoir lu le récit de plus affreuses tortures que celles qu’ils firent subir à nos frères. A coups de crosse, on leur écorchait la peau ; de leurs poings, ils leur labouraient la physionomie, leur crevaient un œil, ou les lardaient à coup de baïonnettes.
« Reste à la maison avec ma femme et mes enfants », me dit Monsieur Jonas, l’un des derniers à demeurer à Battice. Ne sachant si nous devions fuir au risque d’être fusillés, ou rester chez nous sous la menace d’être étouffés par l’âcre fumée pénétrant déjà par tous les orifices de mon habitation, nous prîmes la première résolution. Dans les rues, nous remarquâmes cavaliers, fantassins, artilleurs allemands courant tous pêle-mêle. C’étaient les fuyards de l’armée Von Emmich, la figure haineuse, fourbe et traître.
L’incendie formidable fait rage et se propage avec une rapidité effroyable. Dans les fermes, le feu trouvant un élément précieux dans le foin, prend une extension sans pareille. Le hennissement des chevaux et le beuglement du bétail s’élèvent plaintifs ajoutant une note lamentable au tableau. Les bandes de Guillaume massacrent et pillent toujours ; la hache d’une main le révolver de l’autre, ivres de sang et de carnage, ils sèment partout la ruine et la désolation. De leur bouche sortent des cris n’ayant rien d’humain. Continuant à fuir parmi les débris de toutes sortes encombrant nos rues, nous ne prêtons pas attention aux ordres que vocifèrent ces Huns d’Outre-Rhin. Nous les voyons emporter des objets de valeur et faire une vraie razzia des troupeaux de bestiaux. Devant ce fléau, la terreur nous envahit et ce n’est qu’après un quart d’heure de marche parmi prairies et ruelles, que nous arrivons titubant de fatigue dans une ferme hospitalière où nous trouvons un refuge momentané, remerciant la providence d’être sortis sains et saufs de cette randonnée infernale.
Ce récit se confirme encore par le spectacle que nous offre Battice vu de Bouxhmont, où nous étions réfugiés. Nous pouvions voir très distinctement, pendant toute la nuit, l’incendie prendre une ampleur colossale. Quelle que soit la chose que l’on ait vue, elle ne peut être comparée à cette configuration s’étendant sur un espace de plusieurs hectares. Qu’on se figure un formidable brasier dont les flammes gémissantes, de plusieurs pieds de hauteur, courent parmi toute une étendue, prenant la forme de mille nappes de feu, jaillissant et vomissant leurs germes étincelants. Une fumée compacte enveloppée d’un voile obscurcit tous les environs. La nuit du 6 au 7 fut terrible et vraiment destructive. Le fracas des tuiles, des cheminées et des poutres calcinées qui tombent se mêle aux clameurs des gens éperdus appelant au secours. Des bandes de cochons sortent des abattoirs et courent effarés dans tous les environs. Les combats d’artillerie engagés autour de Liège s’amplifient en un roulement ininterrompu de coups de canons « échos de la fatale guerre ». Les boches de Von Emmich dans l’enivrement de leur carnage sont bien les dignes précurseurs des bandits d’Aarschot et Dinant. A 9h du soir, le son de nos cloches pastorales bourdonne pour la dernière fois, entraînée par la flèche de la tour qui s’écroule. Le lendemain, Mr Wilkin, garde-barrière, est tué à 200m du passage à niveau.
Après 3 jours que dura l’incendie, seuls des ruines fumantes et des morts rappellent le lieu sinistré où s’est évanoui Battice. Sa population décimée, bannie s’est jetée vers des routes étrangères sans feu ni lieu. Renaitront-ils encore, ces foires et ces marchés ? Ces fêtes annuelles, réputées dans toute la province, reverront-elles encore la foule des grands jours ?
Nous l’espérons !
Car courbant la tête devant ses vainqueurs, l’Allemagne a enfin compris qu’elle n’était pas invincible. De notre mémoire ne disparaîtront jamais les heures terribles que nous firent subir ces soldats assoiffés de vengeance ; et plus tard pour les futures générations, nous assimilerons le nom de germain à un de ces fléaux de l’humanité, dont le passage n’est signalé que par la ruine et le sang.
A. RAHIER