LABOUXHE – MELEN – Evénements d’août 1914 par Gustave Somville (journaliste)

LA BOUXHE

SCÈNE D’EXTERMINATION

Après la traversée de Battice et de Herve, la fatale grand’route d’Aix passe à La Bouxhe, dépendance de Mélen. Le hameau se composait d’une trentaine de maisons espacées des deux côtés et presque à front de la chaussée. C’étaient généralement de petites fermes ou métairies, où vivaient, dans une paix profonde, des gens simples, adonnés aux travaux des champs. On n’y voit plus que des ruines. La torche est même allée chercher à l’écart d’humbles maisonnettes, blotties dans les vergers.

Errant, l’âme désolée, dans cette solitude, je trouvai enfin, dans la campagne, quelques femmes vêtues de noir, silencieusement occupées à des travaux d’hommes : conduire et épandre du fumier. La tête penchée, les yeux perdus dans une vision de désespérance, elles répondent à peine, avec des gestes las.

C’est qu’ici s’est accompli l’épisode le plus tragique de l’entrée en scène de la Kultur tudesque. Ici, dans les conditions les plus injustes, furent assommés, égorgés ou fusillés tous les hommes; ici furent massacrées des familles entières : la famille Benoît, par exemple : le père, trois garçons de 19, 18 et 16 ans, une fille de 12 ans; la famille Cresson : le père, la mère, un fils de 16 ans, un de 13, une fille de 11 et une de 7 ; la famille Lorquet : le père et quatre fils. Et les Brayeur, et les Weerts, et les Wislet, et les Weyenberg et d’autres…

Cent vingt civils tombèrent à Mélen : soixante-douze de la commune, —presque tous de La Bouxhe, —  et quarante-huit des alentours.

Vraiment, pour fouiller dans ces horreurs et y recueillir des précisions, parfois en rouvrant les blessures des cœurs, il faut rassembler toute sa résolution et se pénétrer du devoir que l’on s’est imposé : défendre l’honneur des victimes, confondre l’imposture des meurtriers.

Des soldats du 165e se firent héberger à La Bouxhe le soir du 4 août. Bien restaurés, plusieurs demandèrent aux hommes de faire avec eux une partie de cartes Le lendemain matin avait lieu la première attaque du fort de Fléron, violemment repoussée. Revenus de méchante humeur, les Allemands se montrent impérieux. A onze heures du soir, après des colloques sournois, ordre est donné aux habitants de descendre dans les caves : au dire des Allemands, des événements graves se préparaient; il fallait se mettre à l’abri.

Vers trois heures et demie du matin, une vive fusillade éclate. Les habitants se figurent qu’un combat s’engage. Mais les Allemands entrent au rez-de-chaussée de diverses maisons, en criant : Draunsen, schlechte Französe ! Et à mesure que les hommes passaient le seuil, ils étaient fusillés à bout portant. Ainsi tombèrent les Ancion, Daigneux, Jacques et Prosper Delfosse, Nicolas et Mathieu Gérard, Joseph Brayeur, Clément Bernard, Arthur Deltour, Léon Jacob… Le dernier sorti, Léon Falla, se jette à genoux, implorant la pitié pour sa femme et ses enfants. Au même instant, il tombe fusillé. Un officier descend dans la cave, où il y avait onze enfants et des femmes; frappant celles-ci à coups de crosse de revolver, il les chasse. Sur le chemin, où l’on voyait déjà plusieurs maisons flamber, des soldats leur crient en français : « Mauvaises Françaises, vous, vivantes dans le feu! » La menace ne fut pas exécutée ce jour-là.

Après cette première série de meurtres, les soldats disparurent à peu près, jusqu’au samedi. Ce jour, vers cinq heures du matin, nouvelle fusillade. Les soldats, à coups de poing-, à coups de crosse, chassaient les habitants devant eux, vers une prairie, au nord du chemin. D’autres étaient conduits vers une briqueterie. Quelques-uns se sauvent, on les tirait de loin. Après une heure de stationnement dans la prairie, la tuerie commença. Ce fut un carnage. Les victimes étaient debout. On fusillait, puis on achevait les blessés.

Pas plus ce jour-là que le mercredi, aucun reproche ne fut articulé contre la population. Même le Man hat geschossen ne fut pas prononcé. Il y eut des scènes d’horreur. Le cœur manque pour les retracer. La nomenclature des victimes en dira plus que ne pourraient le faire tous les récits.

Ancion Etienne, 28 ans ;

Daigneux Jean, époux de Joséphine Ancion,3o ans;

Chanteux Joseph, veuf de Catherine Ancion, 34 ans, laisse 5 orphelins ;

Brayeur Joseph, 45 ans;

Brayeur Marie,née Weyenberg, 38 ans, épouse du précédent;

Brayeur Anna, leur fille, 12 ans;

Benoît Bernard, époux de Adèle Grosjean, 5oans ;

Benoît Bernard, 19 ans;

Benoît Lambert, 18 ans;

Benoît Mathieu, 16 ans ;

Benoît Marie, 12 ans;

Bernard Clément, 5o ans, fusillé et carbonisé;

Corman Clément, 23 ans;

Corman Camille, 17 ans;

Corman Arthur, 14 ans ;

Cortenraedt Pierre, époux de Joséphine Delfosse, 35 ans ;

Cresson André, 59 ans;

Cresson Marie, née Franck, 4o ans, épouse du précédent;

Cresson Guillaume, 16ans ;

Cresson Gilles, 13 ans;

Cresson Thérèse, 11 ans ;

Cresson Catherine, 7 ans;

Dedoyart H., 5i ans;

Defooz Guillaume, 20 ans;

Defooz François, 18 ans; leur père, percé de deux balles, fut sauvé ;

Degueldre Olivier, époux d’Elisa Lambert, 5oans;

Degueldre Marie, 18 ans, fille du précédent, fusillée et carbonisée

Delfosse Jacques, 47 ans;

Delfosse Prosper, époux de Catherine Gilles, 36 ans ;

Deltour Arthur, époux de Julia Bernard, 31 ans;

Derquenne H., fusillé alors qu’il allait traire ses vaches ;

Doyen Emile, 52 ans ;

François Jacques, époux de M. Meyers, 35 ans ;

Franck François, 67 ans, garde-champêtre, fusillé en faisant sa tournée;

Franck Servais, 53 ans, son fils;

Gérard Nicolas, 25 ans;

Gérard Mathieu, 23 ans;

Falla Louis, époux de Barbe Chèvremont, 43 ans;

Houbeau Jacques, époux de Mme Spalgens. 53 ans ;

Jamsin H . , 36 ans ;

Jacob Léon, 18 ans;

Joris Sébastien, époux Colson, 47 ans, fusillé et le crâne ouvert à coups de crosse;

Julémont Jacques, époux de Marguerite Préharpré, 22 ans ;

Leclercq Léopold, 72 ans, fusillé mais sauvé;

Leclercq Toussaint,20 ans ;

Loncin François, époux de Joséphine Lejeune , 43 ans ;

Loncin Antoine, 17 ans;

Lorquet Jacques, époux de Mme Lejeune, 57 ans;

Lorquet Victor, époux de Cornélie Linck, 28 ans;

Lorquet Jacques, 20 ans ;

Lorquet Albert, 17 ans;

Lorquet Fernand , 14 ans

Letesson Jean, marié, 59 ans ;

Letesson Henri, époux de Françoise Dubois,55 ans;

Lecloux Michel, 5o ans, fusillé à Battice ;

Lousberg Jean, célibataire, 73 ans, carbonisé ;

Mosbeux Jean, 59 ans;

Mosbeux Pierre, 52 ans;

Pinet Pierre-Jean, 82 ans, fusillé à Battice;

Pirenne Pierre, époux de Belleflamme, 45 ans.

Piérard Jean, 59 ans ;

Piérard Charles, 23 ans, fils du précédent;

Piérard Lucien, 18 ans;

Remy Denis, 58 ans;

Renard F . , marié, 62 ans, tué à coups de baïonnette et de crosse ;

Rouschops Pierre, 35 ans;

Rouschops Marie, née Klisters, 42 ans, épouse du précédent;

leur enfant de 5 ans fut sauvé, mais eut deux doigts presque détachés ;

Scieur Joseph, époux de M. Bauwens, 63 ans;

Vanwissen, Léon ;

Weerts Grégoire, marié, 48 ans ;

Weerts Corneille, 19 ans;

Weerts Dieudonné, 16 ans ;

Weyenberg Jeanne , née Closset, 58 ans ;

Weyenberg Nicolas, 60 ans;

Weyenberg Jeanne, leur fille, 34 ans ;

Weyenberg Maurice, 15 ans ;

Wislet Louis, 46 ans;

Wislet Marie, son épouse, née Dupont, 41 ans ;

Wislet Marguerite, 20 ans, fusillée et le crâne ouvert à coups de crosse;

Wislet Louis, 8 ans;

Xhauflaire Henri, 45 ans, époux de M. Henvaux, fusillé à Battice.

Cette liste de quatre-vingt-une suppliciés de Mélen-la-Bouxhe contient neuf habitants emmenés et mis à mort ailleurs.

Répétons que La Bouxhe fut, en outre, arrosée du sang de quarante-huit malheureux amenés des villages voisins afin de les placer devant des troupes marchant contre les forts.

En même temps qu’ils assassinaient, les barbares volaient et incendiaient. La malheureuse Marguerite Wislet fut victime de nombreuses brutes allemandes, après quoi on la tua et on lui brisa la tête.

Trois fermes de José, commune de Battice, sont situées à proximité de La Bouxhe. Les Allemands y allaient chaque jour recevoir gratuitement des œufs, du lait, du beurre, de la viande. Or, le samedi, ils brûlèrent deux de ces fermes et y tuèrent « le plus brave homme du monde », nous disait-on : M. Joseph Baguette. Dans la troisième ferme, ils brisèrent tout, absolument tout. Un octogénaire, que nous citons également dans la liste de Battice, disait aux voisins : « Fuyez, vous autres, moi je reste; à mon âge que peuvent-ils me faire ?» Une demi-heure après, il était tué.

Un homme de La Bouxhe, qui a échappé, Henri Defooz, père des deux victimes, Guillaume et François, fut blessé et simula la mort. On le visita comme les autres, et on lui prit son argent, 2.000 francs, sans qu’il bougeât.

Une enquête unilatérale a été faite sur les massacres de La Bouxhe, à la Kommandantur de Liège, le 16 février. Dix-sept témoins y ont été appelés, surtout des femmes, puisqu’il n’y a pour ainsi dire plus d’hommes. On a cherché à leur faire dire : « Nous ne sommes pas absolument certains que des civils n’aient pas tiré, mais peut- être cependant l’a-t-on fait… » Les enquêteurs ont beaucoup insisté sur la conduite des soldats avant les événements. Ils demandèrent s’il n’y avait pas eu de discussion entre eux, notamment à propos de jeu de cartes, car, à leur arrivée, les Allemands avaient obligé leurs hôtes à faire la partie avec eux. Il paraît que les témoins ont été fermes et catégoriques. Henri Defooz, le rescapé, a témoigné du fait ci-dessus relaté.

L’enquête n’a servi qu’à prouver, si c’était nécessaire, que les Allemands n’avaient aucun grief contre la population. Ils en sont réduits à chercher un doute quelconque, si léger fut-il, pour l’invoquer comme excuse de cet horrible cas d’application d’une méthode de guerre que l’on peut qualifier d’infernale. La plupart des suppliciés sont enfouis sommairement dans une prairie, longeant, au nord, la grand’ route. L’on y voit, dans l’herbe, deux longues taches de terre. D’autres sont enterrés dans des jardins et prairies, en face. Point n’est permis de déposer, sur ces tombes, un emblème ou un hommage. Ce serait rappeler le crime ! Mais ces ruines, ces taches dans le gazon, cette morne solitude, est-ce que cela seul ne crie pas vengeance au ciel ? ( Gustave Somville )

La famille Weyenberg sont mes ancêtres, la sœur de Jeanne en entendant les allemandes arriver, s’est enfuie à travers pré avec mon arrière-grand-tante bébé dans les bras vers le village de son époux. On dit dans la famille qu’elle a tout entendu, les hurlements et les balles, qu’elle est tombée à genoux quand les cris ont cessés et que les colonnes de fumée ont commencé à s’élever. Quelques mois plus tard elle donna naissance à … Jeanne, mon arrière-grand-mère. Jeannequivis. Jeannequimeurs. Jeanne l’ainée est enterrée à part des autres victimes, à part de sa famille parce qu’elle était fille-mère. C’est bien là la finale la plus atroce de l’Histoire.( La famille Weyenberg )

3 réflexions au sujet de « LABOUXHE – MELEN – Evénements d’août 1914 par Gustave Somville (journaliste) »

  1. Très émouvant ce massacre ralaté par un témoin local dans un langage et un style de l’époque.
    La morale, c’est la bestialité de la guerre. Après avoir joué aux cartes avec les habitants, les soldats leur défoncent le crâne et tuent leur enfants. Et ces bêtes étaient très proches de nous, presque nous … d’Aix-la-Chapelle. Effrayant.
    Deux de mes oncles, Joseph Jamsin de Mélen et Albert Xhauflaire de Sonkeux m’en avaient brièvement parlé. Comme je vois un Jamsin et un Xhauflaire parmis les victimes, je me demande s’ils sont apparentés à mes oncles. Toute indication de votre part serait bienvenue.
    Merci.

  2. La famille Weyenberg sont mes ancêtres, la sœur de Jeanne en entendant les allemandes arriver, s’est enfuie à travers pré avec mon arrière-grand-tante bébé dans les bras vers le village de son époux.

    On dit dans la famille qu’elle a tout entendu, les hurlements et les balles, qu’elle est tombée à genoux quand les cris ont cessés et que les colonnes de fumée ont commencé à s’élever.

    Quelques mois plus tard elle donna naissance à … Jeanne, mon arrière-grand-mère.

    Jeannequivis. Jeannequimeurs.

    Jeanne l’ainée est enterrée à part des autres victimes, à part de sa famille parce qu’elle était fille-mère. C’est bien là la finale la plus atroce de l’Histoire.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.